Chefs-d’œuvre de l’art japonais de l’estampe : les surimono

Chefs-d’œuvre de l’art japonais de l’estampe : les surimono
Yashima Gakutei, Le guerrier Hoda Tadakatsu, vers 1830, nishiki-e, pigment métallique, 21,8 x 18,7 cm ©Georges Leskowicz

Commandés par des cercles de lettrés et offerts le plus souvent à la Nouvelle Année, les surimono de l’époque Edo (1603-1868) associent subtilement illustration et poèmes. Immersion dans ce luxueux monde d'images à l'occasion de l'exposition de la collection d'estampes japonaises de Georges Leskowicz à l'Hôtel Caumont-Centre d’art d'Aix-en-Provence.

En quoi les surimono (littéralement « choses imprimées »), produits au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, pendant quelques brèves décennies de l’époque Edo (1603-1868), diffèrent-ils des autres gravures sur bois ? Edmond de Goncourt admirait les surimono plus que tout. Dans sa monographie sur Hokusai, publiée en 1896, l’écrivain évoque « des images n’ayant rien de similaire dans la gravure d’aucun peuple de la terre ». Une passion partagée par d’autres thuriféraires de l’art japonais, et non des moindres : Frank Lloyd Wright, Sir Alfred Chester Beatty et, plus récemment, Georges Leskowicz. La collection de l’architecte américain est conservée dans sa Fondation de Scottsdale, en Arizona, celle du magnat de l’industrie minière dans la bibliothèque de Dublin en Irlande. Quant à l’ensemble réuni depuis une vingtaine d’années par l’entrepreneur franco-polonais, il est en partie exposé, jusqu’au 23 mars, à l’Hôtel de Caumont d’Aix-en-Provence, au milieu d’estampes ukiyo-e signées Hokusai, Hiroshige ou Utamaro (lire encadré). Qu’ont donc de si exceptionnel les surimono, pour que même au Japon, où l’on ne collectionnait guère les « images du monde flottant » avant la fin du XIXe siècle, ils soient très tôt devenus objets de convoitise ?

Katsushika Hokusai (1760-1849), Pêcheur sur un rocher, Kakuban Surimono, 1796 – 1799 ? ©WikimediaCommons

Katsushika Hokusai (1760-1849), Pêcheur sur un rocher, Kakuban Surimono, 1796 – 1799 ? ©WikimediaCommons

De luxueux « poèmes fous » en images

Premier signe distinctif : un format carré, dit shikishiban (21 x 18 centimètres), très exceptionnellement doublé en hauteur ou allongé. Cette standardisation pourrait s’expliquer par la nature des textes, presque toujours associés aux images : de courts poèmes, sans rimes obligées, truffés de références littéraires et de mots d’esprit, parodiant parfois des œuvres classiques et  appelés kyôka (« poèmes fous »). Autre particularité : la facture luxueuse. Le raffinement des matériaux et des techniques n’avait pas échappé à Edmond de Goncourt qui décrivit « le soyeux du papier, la qualité des couleurs, le soin du tirage, et des rehauts d’or et d’argent et encore […] ce complément de gaufrage ». Fabriqué avec des fibres de mûrier mêlées à de la colle végétale, le papier de qualité supérieure appelé hôsho était réputé pour son opacité et sa blancheur (le pouvoir shogunal interdira son usage en 1840, mettant ainsi indirectement fin à la création des surimono). L’ajout de poudre de mica et de pigments métalliques (cuivre, laiton, étain, plus rarement or et argent) leur donne un lustre que l’on retrouve plus rarement sur des estampes érotiques ou portraits d’acteurs. Un éclat ravivant le souvenir des feuilles d’or recouvrant tant de rouleaux illustrés et de paravents peints. Les effets de relief ou de creux obtenus grâce à la technique du gaufrage ajoutent une dimension sculpturale et tactile aux œuvres. Des procédés de fabrication coûteux et peu compatibles avec la diffusion de masse d’une imagerie populaire.

Totoya Hokkei (1780-1850, Yama-uba et Kintaro, v.1840, Musée des beaux-arts de Pouchkine, Moscou ©WikimediaCommons

Totoya Hokkei (1780-1850, Yama-uba et Kintaro, v.1840, Musée des beaux-arts de Pouchkine, Moscou ©WikimediaCommons

En séries limitées

De fait, les surimono n’étaient pas assujettis aux lois du marché. Édités en série limitée (entre cinquante et cent cinquante exemplaires), ils étaient commandés à des artistes par des cercles de lettrés et de poètes, gravés et imprimés à leurs frais, puis offerts ou échangés à l’occasion de la Nouvelle Année, comme les actuelles cartes de vœux, ou de célébrations particulières, changement de nom d’un acteur, annonce d’un nouveau spectacle de kabuki par exemple. Hors-commerce, ils n’étaient pas non plus soumis à la censure. Rien ne pouvait brider l’humour et l’inventivité des artistes. Qui sont ces créateurs de surimono ? Hokusai fut très sollicité à la fin du XVIIIe siècle par les cercles de poètes d’Edo. Hiroshige, Toyokuni et Kunisada, parmi d’autres grands maîtres de l’estampe ukiyo-e, s’y sont eux aussi essayés avec succès. Certains dessinateurs en ont fait une spécialité : c’est le cas d’Hokkei (1780-1850) qui aurait exécuté plus de huit cents feuilles et de Gakutei (vers 1786-1868), également poète accompli. Quels sont les sujets traités ? Les portraits d’acteurs et de courtisanes, les divertissements du « monde flottant » font partie du répertoire. Les paysages n’y figurent que très rarement. Les natures mortes forment, en revanche, une catégorie propre aux surimono. Quel que soit le thème, la lecture des images dépend étroitement de celle des textes associés.

Kubo Shunman (1757-1820), Surimono aux papillons, 18,4 cm x 20,3 cm, Musée Georges Labit, Toulouse ©WikimediaCommons

Kubo Shunman (1757-1820), Surimono aux papillons, 18,4 cm x 20,3 cm, Musée Georges Labit, Toulouse ©WikimediaCommons

Comme des rébus

« Ces poèmes en prose truffés de références littéraires et de mots d’esprit étaient inaccessibles aux collectionneurs européens de la fin du XIXe siècle mais, depuis les années 1980, des conservateurs de musées et des universitaires ont commencé à les traduire en anglais. En France, quelques-uns ont été traduits à l’occasion d’expositions », rappelle Geneviève Aitken, dans l’ouvrage sur les surimono de la collection Leskowicz, publié par In Fine éditions d’art. Le binôme peinture-poésie répond à une tradition esthétique, fondamentale en Chine, en Corée et au Japon. Elle a ainsi été réactivée par le biais de l’estampe, à une époque où le livre imprimé occupait une place importante dans la vie japonaise. Nombre de dessinateurs  participaient aux assemblées poétiques regroupant membres de la noblesse guerrière (bushi) et de la bourgeoisie citadine (chônin). Ces cercles d’amateurs fortunés sont à l’origine des calendriers en images (egoyomi) qui virent le jour dès 1765 et ont inspiré les surimono. Produits et échangés dans les mêmes conditions, à l’occasion du Nouvel An (célébré alors au début du printemps), ils indiquaient les mois longs et les mois courts par le biais d’images cryptées, de chiffres dissimulés dans le corps d’un animal ou le contour d’un objet. Un egoyomi créé par Hiroshige en 1820 et  conservé dans la collection Leskowicz, représente ainsi une montre à gousset, sans doute acquise auprès d’un navigateur hollandais. L’un des deux poèmes en donne cette description : « C’est un objet / Venu de l’étranger / Cette montre / Qui mesure la longueur /  d’une journée de printemps ». À l’intérieur du cadran, les caractères fournissent des indications calendaires sous forme de rébus. L’autre poème peut se lire ainsi : « Par les fleurs et les oiseaux / Le printemps est adulé / Qui a donné / aux premières heures de la soirée / Le prix de mille pièces d’or ? »

@ newsletters

La sélection expo
Chaque semaine découvrez nos expositions coup de cœur, nos décryptages exclusifs et toutes les infos pratiques.

S'inscrire à la newsletter
newsletters

Retrouvez toute la Connaissance des arts dans vos mails

Découvrir nos newsletters