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Le protectionnisme pourrait nuire à la résilience, creuser les inégalités et favoriser les conflits

Il y a quatre ans, dans le numéro de juin 2019 de ce magazine qui célébrait le 75e anniversaire de Bretton Woods, l’un de nous avait consacré un article à l’avenir du commerce. On y lisait en substance que la mondialisation ne semblait pas véritablement en recul, mais que le commerce international et le système multilatéral qui le sous-tendait étaient menacés et que leur avenir dépendrait des futurs choix politiques. Depuis, les dirigeants de certaines grandes puissances économiques ont choisi de geler l’intégration internationale et parfois d’opter pour des politiques protectionnistes ou nationalistes.

Aujourd’hui non plus, rien ne démontre encore vraiment que le commerce international se démondialise. Mesuré en dollars, l’essor du commerce mondial a ralenti après la crise financière mondiale de 2008–09, puis fortement diminué au début de la pandémie en 2020. Mais le rebond observé depuis a propulsé la valeur des échanges commerciaux à des sommets sans précédent. En pourcentage du PIB, le commerce mondial a légèrement chuté, une évolution essentiellement imputable à la Chine, qui mène depuis des années une stratégie de « double circulation » privilégiant la consommation intérieure sans exclure pour autant le commerce et l’investissement internationaux, et à l’Inde (voir le graphique). Ceci reflète la fin de l’extraordinaire envolée des exportations qu’avaient connue ces deux pays dans les décennies précédentes, mais aussi le recul des importations de biens intermédiaires. Néanmoins, en pourcentage du PIB, les importations de biens intermédiaires par le reste du monde continuent d’augmenter. Il en va de même pour les exportations.

Les droits de douane américains et chinois introduits en 2018 n’ont pas freiné le commerce. Ils ont, comme prévu, limité les échanges commerciaux sino-américains. Mais le commerce des produits les plus concernés par ces droits de douane s’est accru dans le reste du monde. Autrement dit, les échanges n’ont pas diminué, ils se sont simplement redistribués. Et la guerre tarifaire n’a pas empêché d’autres pays, par exemple les membres de l’Union africaine, de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste, de conclure des accords commerciaux régionaux ou plurilatéraux.

La pandémie de COVID-19 a conduit de nombreux pays à restreindre temporairement leurs exportations de médicaments, et certains ont cessé les expéditions de blé et autres denrées alimentaires quand les prix ont flambé après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Bon nombre de pays poursuivent néanmoins leur offensive d’intégration économique, en signant, par exemple, des accords facilitant l’expatriation de travail ou bien la circulation des biens de consommation grâce à des normes de sécurité communes.

Bien sûr, le commerce peut réagir avec un certain retard aux évolutions des politiques. Et l’action gouvernementale peut elle aussi être en décalage avec l’évolution de l’opinion. Les occurrences de termes comme « sécurité nationale » et « relocalisation » se font plus nombreuses dans la presse et les publications de chercheurs. Les enquêtes de la Booth School of Business de l’Université de Chicago réalisées récemment auprès d’économistes sont sans doute l’élément le plus parlant à ce propos. En mars 2018, 100 % des personnes interrogées étaient opposées aux droits de douane initiaux imposés par les États-Unis. En janvier 2022, pourtant, les sondés exprimaient leur scepticisme concernant les chaînes d’approvisionnement mondiales : seulement 2 économistes sur 44 n’étaient pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle la dépendance vis-à-vis des intrants étrangers avait rendu les entreprises industrielles américaines vulnérables face à la désorganisation de ces chaînes.

Hypermondialisation

L’ère de l’hypermondialisation qui s’est ouverte à partir des années 90 est allée de pair avec de grandes avancées économiques. L’extrême pauvreté (au sens de la Banque mondiale) a reculé de manière spectaculaire et devrait disparaître de la surface du globe, à part dans un petit nombre de pays aux institutions fragiles, et ce grâce à la croissance considérable enregistrée dans les pays est-asiatiques. Les niveaux de vie, mesurés par le revenu par habitant, ont progressé partout.

Dans les pays ouverts au commerce, les consommateurs ont désormais accès à une palette extraordinairement variée de biens en provenance des quatre coins du monde et abordables. Le smartphone, l’ordinateur et autres produits électroniques ont permis d’augmenter la productivité et d’avoir accès à des divertissements plus variés que tout ce dont les générations précédentes avaient pu rêver. La baisse des prix du transport aérien a permis aux gens de visiter d’autres pays, et d’être ainsi exposés à d’autres cultures et d’autres idées, une expérience jusque-là réservée aux ultrariches.

Bien que de multiples facteurs aient contribué à l’élévation des niveaux de vie, l’ouverture et d’autres politiques axées sur les marchés ont joué un rôle essentiel. Le commerce avec les pays à bas salaires a influé sur les prix des marchandises et les salaires dans les pays avancés, au profit des consommateurs de ces pays et des travailleurs des pays exportateurs. L’inflation est demeurée étonnamment basse, malgré l’assouplissement quantitatif et l’augmentation de la dette aux États-Unis.

Enfin, le monde occidental a connu une période de paix exceptionnellement longue qui a favorisé la prospérité. Les interconnexions mondiales étroites créées jusqu’à la fin du XXe siècle ont sans doute joué un rôle majeur en incitant chacun à bien se comporter. La guerre dans ce contexte hypermondialisé était synonyme de perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales, avec des conséquences potentiellement catastrophiques pour l’économie mondiale, comme nous sommes en train de le découvrir.

Il est clair que les responsables publics et les citoyens ont changé de point de vue sur le commerce mondial. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quel rôle ont joué les différents facteurs ? Et comment la situation pourrait-elle évoluer ?

Mais, sous la surface, les tensions s’accumulaient et ont fini par déclencher une réaction d’hostilité à la mondialisation. Ce mouvement de démondialisation nous semble s’articuler autour de trois phases : la première a débuté vers 2015, quand les craintes suscitées par la mondialisation et la concurrence des pays à bas salaires ont entraîné le Brexit, des droits de douane aux États-Unis, des mesures de rétorsion chinoises et un retour des extrémismes en Europe.

Rejet mondial

Même si le niveau de vie moyen avait progressé dans le monde à la fin des années 2010, bon nombre de travailleurs de pays avancés se sentaient laissés pour compte et moins bien lotis que leurs parents. De nombreux travaux d’économistes attestent de ces effets de distribution qui avaient clairement une composante géographique : les populations les plus exposées à la concurrence des importations en provenance de pays à bas salaires en raison de modèles d’aménagement industriel préexistants s’en sortaient moins bien que les populations protégées des importations.

Cette situation a eu, à son tour, d’importantes répercussions politiques aux États-Unis et au Royaume-Uni. Simultanément, la mondialisation a eu aussi ses grands gagnants : les multinationales « superstar » qui ont tiré parti de l’hyperspécialisation des chaînes de valeur mondiales (diminution des coûts et augmentation des profits), ainsi qu’une catégorie de personnes extrêmement bien rémunérées qui ont récolté les fruits liés à l’expansion des marchés et aux nouveaux débouchés économiques. Si certains se sentaient abandonnés, d’autres faisaient donc la course en tête.

Il a fallu du temps aux économistes du courant dominant pour admettre ces effets. À bien des égards, ils n’avaient pourtant rien de nouveau et reflétaient la tension habituelle entre le bien-être global et les conflits de redistribution créés par le commerce. Mais la rapidité et l’intensité de ces changements ont donné un nouveau relief à cette tension. De même, il n’y avait fondamentalement rien de nouveau dans les recommandations des économistes qui, pour la plupart, rejetaient la solution protectionniste et approuvaient une certaine forme de redistribution entre gagnants et perdants.

Dans le même temps, les gouvernements occidentaux s’inquiétaient de plus en plus du caractère « déloyal » de la concurrence chinoise, dans la mesure où la Chine recourait aux subventions et imposait des restrictions aux entreprises qui cherchaient à pénétrer sur son marché. Des voix se sont alors élevées pour réclamer des mesures plus agressives à l’encontre de la Chine, d’autant qu’elle ne faisait plus partie des pays pauvres en développement.

Bien sûr, le commerce mondial avait déjà eu ses détracteurs, notamment parmi les manifestants de Seattle, en 1999, mais ces mouvements n’avaient pas eu d’influence sur les politiques. Il n’y avait pas non plus vraiment de raisons de penser que les réactions hostiles à la mondialisation observées entre 2015 et 2018 auraient des conséquences définitives sur l’avenir de la mondialisation. Après tout, le monde était trop interconnecté pour qu’un retour en arrière soit possible.

Pressions pandémiques

La deuxième phase du mouvement de démondialisation a commencé avec des appels à la résilience au début de la pandémie en 2020. Mais qu’entend-on par résilience ? Il n’existe pas de référence claire. La définition et la mesure de la résilience dépendent de la nature du choc. La COVID-19, par exemple, a été à la fois un choc infligé à l’offre, puisque les principaux fournisseurs internationaux ont été confrontés à des confinements à des moments différents, ce qui a ralenti les livraisons, et un choc sur la demande, puisque la demande de produits médicaux et de biens durables (voitures, maisons secondaires, etc.) a augmenté rapidement.

Pendant la COVID-19, d’aucuns ont parlé de crise pour décrire les retards dans les livraisons à court terme et les pénuries dues à la désorganisation du commerce international. Mais le terme était très excessif et, de fait, les marchés se sont révélés extrêmement résilients (Goldberg et Reed, 2023a). Les États-Unis, par exemple, importent des produits et des matériels médicaux en provenance de divers pays. À l’exception des masques de protection. Mais, en 2020, les expéditions de masques chinois sont arrivées en quelques mois, ce qui signifie que les pénuries ont été complètement résorbées.

Ces exemples montrent que le commerce international a augmenté la résilience. Dans le même ordre d’idées, les États-Unis ont en réalité préservé les liens commerciaux : les échanges entre les importateurs et les partenaires étrangers ont été plus réguliers, et de nouveaux fournisseurs ont été recherchés, même si le commerce a globalement chuté en volume. D’autres études, s’appuyant sur des simulations quantitatives, montrent que le commerce international favorise la diversification des économies, qui deviennent ainsi plus résilientes (Caselli et al., 2020 ; Bonadio et al., 2021). L’hypothèse est que les chocs sur l’offre sont moins corrélés d’un pays à l’autre qu’au sein d’un même pays et que l’accès à de multiples fournisseurs permet à chaque pays de riposter plus facilement aux chocs qu’il subit.

Globalement, les adversaires du commerce international soulignent la fragilité des chaînes d’approvisionnement, un argument démenti par les faits et utilisé pour attiser le sentiment protectionniste né pendant la première phase, mais dont les effets initiaux se sont révélés éphémères. Les échanges commerciaux ont augmenté rapidement en 2021, quand un virage a été pris dans la gestion de la pandémie.

Tensions géopolitiques

La troisième phase a débuté avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Pour le public, ce conflit a mis en lumière de nouveaux risques inhérents à la spécialisation internationale. Quand la Russie a coupé l’approvisionnement en gaz des Européens et que les prix de l’énergie ont flambé, les inconvénients de la dépendance à un seul pays pour les importations d’un intrant essentiel sont apparus clairement. Les inquiétudes n’avaient pas trait qu’à la Russie. Par extrapolation, les pays ont commencé à se demander ce qu’il adviendrait s’ils devaient se passer de la Chine du jour au lendemain. Les dirigeants en ont conclu, si ce n’était déjà fait, qu’il valait mieux s’en passer tout de suite, comme ils l’entendaient.

À peu près au même moment, une nouvelle idée s’est largement répandue, à savoir que la prospérité dans le monde était un jeu à somme nulle. Les États-Unis ont interdit d’exporter en Chine les puces logiques et les puces mémoire évoluées ainsi que les machines servant à les fabriquer. Les semi-conducteurs ont bien sûr des applications militaires, et ces interdictions d’exportation pourraient retarder l’armée chinoise. Mais ces technologies ont des applications civiles bien plus nombreuses, de sorte que les interdictions freinent aussi le développement technologique civil. Nous sommes passés d’un monde où le commerce, la concurrence et l’innovation étaient encouragés dans tous les pays à un monde où le pays le plus avancé ne cherche plus seulement à concurrencer mais à exclure.

Il est possible aussi que le monde finisse par se scinder en deux camps adverses, entraînant une nouvelle guerre froide, cette fois entre les États-Unis et la Chine.

À ce stade, les prévisions relèvent forcément de la simple spéculation, puisque les résultats continueront d’être très dépendants des choix faits par les pouvoirs publics. Il est possible que le mouvement de démondialisation s’arrête là ; les interventions destinées à verrouiller l’accès aux technologies se limiteront aux produits hautement susceptibles d’avoir un double usage, tandis que le commerce des autres produits continuera de croître. Mais il est possible aussi que le monde finisse par se scinder en deux camps adverses, entraînant une nouvelle guerre froide, cette fois entre les États-Unis et la Chine (et leurs alliés respectifs). Ce dernier scénario aurait potentiellement de graves conséquences.

Nouvelle guerre froide

De nombreux modèles de croissance à long terme soulignent le rôle de la taille de la population dans la recherche–­développement. Les pays les plus grands et les plus peuplés ont en principe des idées nouvelles et développent des avantages absolus, comme en témoignent leurs positions dominantes sur les marchés de divers produits. Si la collaboration scientifique entre la Chine et les États-Unis s’effondre, le monde risque d’avoir moins de solutions pour faire face aux prochaines pandémies et maladies endémiques.

Plus généralement, se séparer des partenaires « inamicaux » signifie se priver d’éventuels fournisseurs à bas prix. En matière de décarbonation, par exemple, le coût des panneaux solaires est considérablement plus élevé en Occident qu’en Chine et, d’après les professionnels du secteur, les droits de douane en ont ralenti l’installation. Il est urgent de s’attaquer au changement climatique. Chaque année perdue aboutit à plus de dommages et alourdit considérablement la facture à régler pour atténuer les effets du changement climatique.

Est-ce le prix d’une résilience accrue ? Il est peu probable que restreindre le commerce mondial nous permettra d’être résilients. Répétons-le, la résilience ne peut être évaluée sans référence à des chocs spécifiques. Commercer exclusivement avec des « pays amis » pourrait aller de pair avec une augmentation de la résilience face aux risques géopolitiques, au moins à court terme, mais le concept de « pays ami » change constamment. En revanche, cela pourrait aussi conduire à une perte de résilience face à d’autres chocs, tels que les chocs sanitaires subis récemment.

Il est possible que les inégalités se creusent au sein des pays. Des obstacles au commerce plus importants font augmenter les prix et donc baisser les salaires réels. La mondialisation a peut-être contribué à accentuer les inégalités géographiques, mais le protectionnisme n’est pas la solution : il ne fera sans doute qu’aggraver le problème. Le risque d’inégalités accrues entre les pays existe. Les fractures géoéconomiques pourraient conduire à une intensification des échanges commerciaux entre pays à revenu élevé « amis ». Mettre davantage l’accent sur les normes relatives à l’environnement et au travail dans les accords commerciaux créerait des barrières à l’entrée pour les pays très pauvres qui ont du mal à satisfaire à ces exigences. Sans accès à des marchés étrangers lucratifs, on voit difficilement comment ces pays pourront réduire la pauvreté et se développer (Goldberg et Reed, 2022).

Mais le risque principal est celui qui menace la paix. Les guerres commencent souvent par des guerres froides. Dans l’entre-deux-guerres des années 30, un virage spectaculaire s’est opéré, du commerce multilatéral vers un commerce à l’intérieur des empires ou des sphères d’influence informelles. D’après les historiens, cette évolution a avivé les tensions entre pays à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il nous reste à espérer que les prochaines années ne seront pas la réplique de cette période d’avant-guerre.

 

Une analyse plus détaillée de ce thème figure dans notre article publié dans l’édition de mars 2023 des Brookings Papers on Economic Activity (« Is the Global Economy Deglobalizing? And if So, Why? And What Is Next? »).

PINELOPI K. GOLDBERG est titulaire de la chaire Elihu d’économie et d’affaires internationales et membre de l’Economic Roth Center à l’Université Yale.

TRISTAN REED est économiste et membre du Groupe de recherche sur le développement de la Banque mondiale.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

Bonadio, Barthélémy, Zhen Huo, Andrei Levchenko, and Nitya Pandalai-Nayar. 2021. “Global Supply Chains in the Pandemic.” Journal of International Economics 133 (November): 103534.

Caselli, Francesco, Miklós Koren, Milan Lisicky, and Silvana Tenreyro. 2020. “Diversification through Trade.” Quarterly Journal of Economics 135 (1): 449–502.

Goldberg, Pinelopi K., and Tristan Reed. 2022. “Demand-Side Constraints in Development: The Role of Market Size, Trade, and (In)Equality.” Yale University Working Paper, New Haven, CT.

Goldberg, Pinelopi K., and Tristan Reed. 2023a. “Is the Global Economy Deglobalizing? And if So, Why? And What Is Next?” Brookings Papers on Economic Activity (March).

Goldberg, Pinelopi K. 2023b. The Unequal Effects of Globalization. Cambridge, MA: MIT Press.